Récemment nommé Directeur musical de l’Opéra d’Etat de Prague, Ale chef d’orchestre ukrainien Andriy Yurkevych est l’un des grands noms de la direction lyrique de notre temps, et tout particulièrement du répertoire italien. Avec Lucia di Lammermoor, il est au cœur d’un drame fratricide qui ne peut que parler à son cœur…
Comment situeriez-vous Lucia di Lammermoor dans l’histoire de l’opéra au XIXe siècle ?
Le 26 septembre 1835, Lucia di Lammermoor voyait le jour, à l’Opéra de Naples. C’est cet ouvrage qui a consacré Gaetano Donizetti comme le principal compositeur d’opéra italien – Rossini s’était alors retiré de la musique et Vincenzo Bellini venait de mourir peu avant la première. Bien que, pendant les années qui voient ses ouvrages triompher systématiquement sur toutes les plus grandes scènes européennes (1835-1844), le maestro ait vécu principalement à Paris, il n’a cédé sa prééminence à personne, et ce n’est qu’avec sa mort qu’un nouveau génie créateur a finalement pu prendre la place laissée vacante – et ce génie, ce fut bien évidemment Giuseppe Verdi.
A votre avis, quelle est la raison du succès mondial et durable de cet opéra ?
Nous sommes en présence d’un véritable chef-d’œuvre de l’apogée de Donizetti. Cet ouvrage témoigne de bout en bout de son style le plus élevé. Son écriture musicale, instrumentale, vocale, l’adéquation avec la dramaturgie – les personnages, leurs caractères, la progression de chaque situation – tout témoigne ici d’un aboutissement artistique complet. Lucia est bel et bien un ouvrage de maturité. Il faut dire que le compositeur avait très bien choisi son sujet aussi : la source littéraire avec son histoire pleine de suspense, extrêmement poignante, avec ses retournements de situations et ses coups de théâtre (un récit tiré d’un roman de Walter Scott qui a déjà acquis une telle popularité que plusieurs compositeurs s’en sont déjà saisi : on compte au moins six opéras tirés de cette histoire !), l’engouement pour l’arrière-plan « exotique » pour les mélomanes d’Europe continentale (l’action se déroule en effet en Ecosse, avec tout ce que cela implique comme ambiance étrange et mystérieuse), la force de ses personnages, l’architecture majestueuse et austère à la fois, que Cammarano (le librettiste) et Donizetti ont réussi à créer à partir de la trame originale, de tout cela a donné naissance à un condensé absolument parfait et génial de musique et d’action théâtrale. Il est vraiment tout à fait normal que, jadis comme aujourd’hui, les metteurs en scène, les chanteurs et les chefs d’orchestre se tournent régulièrement vers cet ouvrage si riche et si abouti.
Pouvez-vous nous parler la manière don Donizetti évoque toutes ces passions dans sa musique et dans son écriture vocale ?
Grâce à ma propre expérience du théâtre et de la direction d’orchestre, et cela quel que soit le style, quelle que soit l’esthétique en jeu, la musique est devenue pour moi non pas un ensemble de mélodies, d’harmonies, de rythmes et de sons, mais un moyen, une méthode pour créer des émotions et des images. Ici, Donizetti commence par déployer une musique que je qualifierais comme celle des cœurs heureux, de ces jeunes gens amoureux et qui rêvent d’un avenir radieux : Lucia et Edgardo se jurent fidélité et se laissent emporter avec une passion dévorante dans ce drame musical. Leur duo du premier acte ma parle tout particulièrement, il suscite des émotions qui parlent à mon propre cœur. C’est pourquoi je lui donnerais sans hésiter la première place dans la série de joyaux musicaux qui ne cessent de ponctuer cet ouvrage. Quiconque aime et comprend la musique comprendra et ressentira que l’opéra belcantiste ne se résume pas aux seules voix. L’orchestre, chez Donizetti, est bien plus qu’un simple accompagnateur : il éclaire chaque situation, et crée les paysages émotionnels sur lesquels les personnages peuvent évoluer. Il réserve même à l’orchestre quelques merveilleux épisodes solistiques, comme la cadence de la harpe avant l’entrée de Lucia (ce qui permet au spectateur de se mettre déjà dans un certain état d’esprit et d’âme qui nous en dit long sur le caractère de l’héroïne) ou encore le véritable duo de Lucia et de la flûte dans la scène dite « de la folie », une scène clé de l’opéra. Ces interventions instrumentales enrichissent cette œuvre brillante de manière indescriptible !
Justement, pour cette fameuse scène, quel instrument avez-vous choisi d’utiliser ?
Dans la scène de la folie, l’idéal serait bien sûr d’avoir un véritable harmonica de verre – c’est l’instrument pour lequel Donizetti l’a composé. Mais cet instrument ne fait pas partie de l’orchestre « habituel » et donc, depuis des années, il a été remplacé par d’autres instruments – parfois par une harpe de verre ou un verrophone. Mais le son, dans ces cas-là, est différent : plus diffus et plus calme, ce qui rend impossibles les changements rapides de tempo pourtant si nécessaires dans cette scène dramatique. C’est pourquoi, dans notre cas, j’ai suivi la méthode traditionnelle et nous allons utiliser la flûte, qui a réussi depuis longtemps déjà à montrer qu’elle avait toutes les qualités requises pour cette scène, et qui se marie parfaitement avec la voix de la soprano lyrico-colorature.
On dit souvent que cet opéra est un ouvrage charnière entre deux mondes…
La chose la plus intéressante pour moi, dans cet opéra, réside dans la manière dont il exprime le passage entre l’univers classique, qui s’éloigne progressivement, et le monde romantique, qui s’impose avec ardeur. Le romantisme s’exprime clairement dans les rôles de Lucia et d’Edgardo, et le classicisme se retrouve surtout dans le rôle de Raimondo, le confesseur de Lucia, et en partie dans celui d’Enrico, son frère. Et n’oublions pas le chœur – de nombreux courtisans, des gens « ordinaires », des serviteurs qui commentent ce dont ils sont témoins, se réjouissent, s’affligent, pleurent – qui a ici un rôle de tout premier plan. Musicalement, il est présenté par Donizetti de manière formidablement vivante et réaliste.
Il est rare qu’un opéra, surtout s’il comporte un rôle-titre féminin, se termine par une longue scène de ténor. Est-ce quelque chose que l’on retrouve ailleurs dans le répertoire ?
D’un simple point de vue métaphysique, Lucia est également présente dans la dernière scène dont vous parlez, une scène qui voit dialoguer Egdardo avec le chœur. Elle me semble annoncer une autre scène très connue, et finalement très similaire : la scène finale de Roméo et Juliette, dans laquelle Gounod reprend cette technique dramaturgique. Un cimetière, un cortège funèbre, le désespoir du protagoniste qui, se rendant compte du caractère désespéré de la situation, décide de mettre un terme à sa vie, une vie qui a désormais perdu tout sens pour lui. Les amoureux sont toujours ensemble !
Pourriez-nous, pour conclure, nous parler d’un moment très particulier dans cet ouvrage, sur lequel vous aimeriez attirer l’attention de l’auditeur ?
Il y a en effet un épisode qui m’impressionne toujours dans cet opéra : le cri silencieux de l’âme de Lucia, qui précède le célèbre sextuor qui termine l’acte II, et qui évite le massacre sanglant. La beauté (beauté des femmes, beauté de la musique, de l’art…), la sincérité de l’amour, l’invulnérabilité des sentiments, le sens du devoir peuvent arrêter chaque effusion de sang, chaque fratricide – aussi bien autrefois, comme à l’époque où cette histoire est censée se dérouler, que maintenant, au XXIe siècle. J’y crois sincèrement !