A Nice, une Madama Butterfly post-nucléaire

Par François Stagnaro – Publié le 14 mars 2024

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En cette année de célébrations du centenaire de la mort de Puccini, les hommages abondent dans les saisons des théâtres et festivals. Nice choisit pour sa part de reprendre la production de Madama Butterfly créée en 2013 dans une mise en scène de Daniel Benoin.

«Мадам Баттерфляй» Пуччини

Après une collaboration avec le Théâtre national de Nice pour la création français de Guru, de Laurent Petitgirard, l’Opéra Nice-Côte d’Azur s’associe avec la grande salle antiboise Anthéa, dont le directeur, Daniel Benoin, signe la mise en scène de cette coproduction. Conformément au livret, l’action se déroule à Nagasaki, mais elle est transposée de 1904 à 1945, juste après le bombardement nucléaire. Un parti pris qui évite les poncifs d’un Japon d’opérette, sans fondamentalement trahir l’œuvre.

Madama Butterfly de Puccini

Supplément de drame

Au lever de rideau, les décors de Jean-Pierre Laporte posent le contexte : un champ de ruines et d’arbres carbonisés. En fond de scène, on aperçoit le port, où rougeoient encore les incendies, dans des vidéos de Paolo Correia, dont les images de synthèse trahissent leur âge dans l’imprécision du graphisme. Cette relecture charge l’œuvre d’un supplément de drame, tant dans l’atmosphère tragique et délétère où baigne l’action que dans la charge symbolique d’une présence militaire américaine au Japon. En plus d’un abandon coupable, les épaules de Pinkerton s’en trouvent chargées implicitement du poids de la destruction nucléaire de la ville, puis de son occupation par l’US Army. Dans cette désolation, la scène d’installation autour d’une affaire immobilière assortie d’un mariage « à la japonaise » paraît franchement décalée, même si elle est habilement recentrée sur une maquette de maison à (re)construire. Le regard trouve à s’apaiser sur les élégants costumes de Nathalie Bérard-Benoin (des tenues occidentales d’époque, des kimonos aux tons pastels…).

Madama Butterfly de Puccini

Corinne Winters souveraine

Outre qu’il marque, à Nice, la commémoration du centenaire de la mort du compositeur, le retour de cette production permet surtout d’y découvrir une distribution inédite, sur laquelle règne incontestablement Corinne Winters dans le rôle-titre. Pour sa deuxième apparition sur une scène française après Katia Kabanova, donnée à Lyon l’an dernier, l’Américaine épouse toutes les dimensions du drame de Cio-Cio-San, dans un italien maîtrisé. Elle déploie son soprano lyrique puissant et charnu, assorti de riches harmoniques dans le médium et l’aigu (même si l’on pourrait espérer des notes filées plus aériennes, comme le contre- à la fin de « Io sono la fanciulla più lieta del Giappone »). La ligne s’affirme encore à l’acte II, avec par moment comme un voile, une sonorité plus sombre – ainsi dans la rêverie de « Un bel dì, vedremo », qui laisse transparaître dans la voix la fêlure et le doute, ou dans les éclats de soleil couchant de « Che tua madre dovrà… ». Elle rejoint, souveraine, les grandes Cio-Cio-San au finale de l’acte III. La mise en scène atteint alors un sommet, dans une épure qu’on n’attendait plus, délestée des vidéos (et des différents accessoires kitsch figurant le fleurissement de la maison) et jouant en ombres chinoises sur un fond rouge sang.

Le suicide de Suzuki

A ses côtés, Antonio Corianò insuffle à Pinkerton son énergie et la vaillance de son émission, qui atteint cependant ses limites dans les notes les plus aiguës du rôle, surtout à l’acte I. Le soutien de Corinne Winters (sa future épouse à la ville) lui donnerait-il des ailes ? Le duo prend ensuite son envol (« Vieni, vieni ») et la magie opère sur fond bleu nuit. Même si le volume lui manque à l’acte III pour se distinguer dans les ensembles (le trio avec Sharpless et Suzuki), le ténor conclut par un poignant « Butterfly ». Originalité de cette vision théâtrale : elle suggère que Suzuki se suicide en même temps que Cio-Cio-San. Manuela Custer aura auréolé le personnage de son mezzo aux solides fondements dans les graves, et au timbre dramatique, notamment à l’acte III. Solide également, le baryton Àngel Òdena ne manque ni de puissance ni de musicalité pour camper un Sharpless éminemment humain et protecteur, malgré un vibrato qui nuit à la pureté de la ligne. En retrait vocalement comme dans le jeu, le ténor espagnol Josep Fadó prête à Goro un timbre nasal, presque désagréable, qui convient finalement bien à son rôle. Autre ténor, Luca Lombardo, alias le prince Yamadori, ne marque pas les esprits, peut-être desservi par un spectacle qui le fait arriver dans un bien piètre palanquin. A l’inverse, malgré la brièveté de son apparition, Valentine Lemercier éclaire le personnage de Kate Pinkerton de son médium lumineux, tandis que la belle basse profonde de Mattia Denti incarne la tradition inflexible dans le rôle du bonze.

Madama Butterfly de Puccini

Souffle romantique

Le Chœur de l’Opéra de Nice, principalement représenté ici par ses pupitres féminins, s’acquitte avec délicatesse du chœur à bouche fermée de la fin de l’acte II. Saluons enfin la musicalité sans faille de l’Orchestre philharmonique de Nice qui, sous la baguette d’Andriy Yurkevych, restitue fidèlement la richesse de la palette sonore puccinienne et le souffle romantique de l’œuvre. Le public azuréen a déjà eu l’occasion de mesurer les qualités de ce chef dans le répertoire italien et son attention permanente à la scène et au chant à l’occasion d’une excellente Lucia di Lamermoor la saison passé. Il contribue cette année au succès d’une Madama Butterfly musicalement de haute tenue, ce qu’une salle pleine à craquer n’a pas manqué de saluer avec enthousiasme.

Madama Butterfly de Puccini, Opéra Nice Côte d’Azur, le 12 mars. Prochaines représentations les 15 et 17 mars à Anthéa (Antibes), le 24 mars à l’Opéra de Vichy.